Des apprenants qui sortent de leur coquille…
« Mots & Merveilles, c’est ma deuxième maison, j’y suis mieux que chez moi, lance Ghislaine, 48 ans, tout juste sortie d’une vie claquemurée, au sens propre comme au figuré. "Je me sens détendue ici, et pas jugée, jamais jugée. Je viens tous les jours, je participe aux ateliers du Mus’verre à Sars-Poteries, puis à l’atelier expression écrite le vendredi matin, et aussi aux ateliers culinaires et créatifs. Je revis. Avant, j’avais tellement honte de moi, j’étais énorme, je ne savais rien faire, on me traitait de “cassoce”. Enfant, j’étais une petite fille qu’on laissait dans un coin à l’école. Alors mes parents m’ont prise pour travailler à la ferme et je ne suis plus allée à l’école.» Ghislaine a fini par tout envoyer balader, les kilos, le conjoint violent, la maison, les sales travaux. «Je veux ma liberté. Ici, avec les ateliers, même si je n’ai pas encore confiance en moi, je dessine, je développe mon imagination, je fais travailler ma tête. À l’atelier d’expression, j’apprends à écrire ce que je ressens. Et puis j’ai des amis désormais. C’est agréable.»
Virginie écoute Ghislaine. La jeune femme de 37 ans n’a pas rencontré les mêmes difficultés, mais bien d’autres qui l’ont profondément blessée. Très attachée à son statut de mère qu’elle défend bec et ongles, elle a participé quelques semaines à un atelier d’expression pour mettre des mots sur son histoire, mais surtout, elle a adoré participer au projet «Tous au spectacle pour apprendre» version enfant. «Il s’agissait de faire découvrir le spectacle aux enfants, et donc, c’était à nous, les parents de choisir les spectacles, de contacter les artistes, de trouver les salles, de faire la publicité. En tant que parent d’un enfant scolarisé, tu pouvais faire participer la classe de ton enfant. J’ai adoré faire cela, ça m’a permis de valoriser mes compétences, de rencontrer des gens, de rencontrer les artistes et de vivre des moments exceptionnels avec eux. Un groupe dénommé les Petits Frères m’a spécialement émue, on a partagé un moment très fort avec eux. Enfin, j’ai vraiment apprécié la confiance que nous a accordée Corinne, la coordinatrice de Mots & Merveilles, pour gérer le budget de l’action. Tout se faisait en transparence. C’est rare. Le jour du spectacle, ma fille était si fière de moi ! Je voyais son sourire sur son visage ; j’étais joyeuse, ça me remplissait de bonheur.»
Plus loin, à Maubeuge, la discrète Assia, 26 ans, n’est pas encore aussi à l’aise à l’oral. Elle parle avec ses mains, toute sa délicatesse se révèle dans l’élégance des robes de papier qu’elle confectionne à l’atelier d’arts plastiques animé par Anne Drevet. «Je sais dessiner des robes, mais un jour j’aimerais savoir les confectionner, dit-elle en souriant. Chaque chose en son temps…»
Lila, jeune maman d’une trentaine d’années, a quant à elle accepté de participer à un atelier musique et chant avec Christian Vasseur. «Je suis venue plusieurs fois, et Christian nous enregistrait. Il nous demandait comment on était venu en France. Un jour, j’ai chanté une chanson en arabe, Christian l’a enregistrée. La chanson parlait de la douleur de l’exil, de ce que c’est de travailler et de vivre dans un autre pays que le sien. C’était bien.»
«Avant de venir ici, je me cachais, j’étais timide, j’avais peur. Mais maintenant, je sors de ma coquille, raconte Hélène, une jeune femme réfugiée dans la culture japonaise en général et les mangas en particulier. Ça va mieux. Je fais beaucoup de choses, et je participe aussi à l’atelier film. On va bientôt regarder La belle et la bête en noir et blanc, et après, on va écrire un scénario. C’est super !»
Question scénario, Daniel Vannet commence à avoir une petite expérience… «Ma première réaction quand on m’a appelé, suite à un reportage passé sur France 2, pour jouer dans un film, ça a été de dire : “Ça va pas non ? Je n’ai jamais fait de cinéma. Je ne sais pas en faire.” Et puis après, je me suis dit : “Pourquoi pas ?” Et puis, le tournage se déroulait à Annecy, et j’avais envie d’y aller. J’ai fait confiance à Caroll. Le tournage était familial et, le soir, j’étais crevé, mais c’était quand même moins stressant que la pièce que j’avais jouée à Aulnoye au Théâtre de chambre. Pour le deuxième film, ça a été plus dur. Le tournage durait deux mois, j’avais envie de rentrer à Aulnoye. Mais cette expérience ne m’apporte que du bien. J’ai vu autre chose, rencontré d’autres personnes, j’ai même pris l’avion pour aller à l’étranger. Aller dans les festivals, ça fait réfléchir un peu, et puis maintenant je sais comment on fait un film. J’ai appris à parler en public, je suis bien reçu partout. On prend soin de moi. Cette expérience a changé l’image que j’avais de moi. J’étais au chômage, j’ai trouvé du boulot. Maintenant, j’ai une vie plus moderne qu’avant. Aujourd’hui, j’ai un avenir.»
Travailler la posture physique
Interrogés sur la manière d’appréhender en ateliers les personnes en situation d’illettrisme, tous les intervenants insistent sur la place du corps, le placement de la voix, le mouvement, comme si débloquer la tête passait aussi par remettre en marche un corps engourdi. À Jeumont, Catherine Demailly et Marie-José Révillon ont travaillé avec un groupe sur les noms des bâtiments. Elles ont emmené le groupe dans une véritable enquête locale, avec rendez-vous en mairie, aux archives et dans bien des endroits. Résultat, l’atelier «écrire son territoire» a abouti à une formidable exposition vue par quatre cent cinquante personnes. Le soutien de l’Agence Nationale pour la Cohesion Sociale et l’Égalité des Chances (ACSE) via le dispositif pratiques langagières a permis à François Daumerie, photographe, de travailler sur un photo-langage itinérant, chaque apprenant se retrouvant aux manettes de son reportage personnel. «Les apprenants étaient incroyablement réceptifs et généreux, engagés dans le travail», se souvient-il.
Quant à Christian Vasseur, musicien intervenu récemment à Maubeuge, toujours via l’ACSE, il explique : «Je travaille d’abord sur l’aisance corporelle, car cela aide à se relaxer pour parler. Je sais par expérience que la voix est ancrée dans le corps. Une fois que le corps est débloqué, que la voix peut sortir, on peut commencer à travailler. Sortir les mots, sortir le chant, jouer avec son corps, c’est pareil, c’est entrer en communication avec l’autre. De fait, je travaille énormément la mise en espace, la conscience des autres dans un même espace scénique, le fait de savoir s’écouter. Et puis, une fois ces étapes franchies, on assiste à des petits miracles, des gens qui se lâchent, qui se révèlent, qui se font entendre. Cela reste des moments magiques pour un artiste intervenant.»
Livres et illettrisme, un tabou qui n’en est plus un.
En dehors des artistes, un grand nombre de professionnels agissent pour favoriser la rencontre entre le livre et l’apprenant, et notamment avec les lecteurs à voix haute et les bibliothécaires. Chacun d’entre eux a développé sa technique d’approche, et Mots & Merveilles a la chance de pouvoir compter sur des professionnels attentifs. Ainsi, à Aulnoye-Aymeries, les livres documentaires sont rangés à proximité des livres pour enfants, sans frontière réelle dans la bibliothèque. «Tous les livres sont rangés dans le même espace ; un adulte peut facilement, sans crainte d’être jugé, prendre un album jeunesse», précise Françoise Hannape.
À Maubeuge, la médiathèque interroge les bénévoles pour l’achat de livres pédagogiques, organise des visites de médiathèque ou des ateliers de calligraphie, «pour travailler le geste de l’écrit avec une plume» ; «ce public ne vient pas naturellement dans nos structures, observe Caroline Seidel, mais via ces actions, nous essayons de le toucher, soit directement, soit par le biais des bénévoles.»
À Ferrière-la-Grande, les apprenants rencontrent les bénévoles dans un espace dédié. Sa directrice, Mme Kieffer, rivalise d’imagination pour casser les distances entre lecteurs et livres : abonnement gratuit ou presque, travail en réseau, opération «une tarte, un livre», installation d’une grainothèque, paniers livres découverte pour les vacances, séance d’écoute en groupe. «Il s’agit de développer un contexte relationnel favorable au livre. Et pour cela, tous les moyens sont bons !»
Publié le 21/02/2019